pas_encore_evapore, réflexion sur nos identités numériques par le collectif .crp

Par Maude Labrecques-Denis — Visuel par Andrée-Anne Laroche
9 novembre 2020 — Art, Identité numérique, Numérique — 4 min

Du 24 au 26 octobre dernier, le collectif .crp présentait pour la première fois au public son parcours déambulatoire pas_encore_evapore (dit « pas encore évaporé »), l’occasion d’une rencontre inusitée avec nulle autre que la face réinterprétée de nous-mêmes. Issu d’une réflexion sur l’identité à l’ère de la numérisation massive et du partage quasi systématique des images, le projet se veut le point de départ d’un questionnement de fond sur les multiples dérivés de nos personnes qui circulent librement, sans nous appartenir réellement. Quels sont les effets de ces parcelles de « moi » dématérialisées sur notre perception individuelle, et quelles perspectives suggèrent-elles pour les enjeux identitaires et humanistes à l’ère numérique?

Le parcours se déroule en plusieurs phases, de la plus physique à la plus numérique, métaphore du déplacement qui s’opère actuellement dans la société. Une machine automatique à quatre faces renvoie au spectateur qui déambule son reflet sous différentes formes, entretenant un dialogue plus ou moins interactif avec l’individu qui se retrouve guidé dans un processus intuitif de [re]découverte de son identité (ses identités?). 

S’inscrivant dans une démarche de recherche-création menée dans le cadre de la maîtrise en création numérique de l’UQAT, l’expérience offre plusieurs niveaux d’interprétation. Lise Deville explique la démarche qui sous-tend le travail du collectif : « notre façon de vivre et de se percevoir en tant qu’être singulier est appelée à changer et on pourrait être confrontés à des avatars de nous-mêmes. Est-ce que ce serait quelqu’un de complètement différent même s’il vient de moi, est-ce qu’on va essayer de vivre avec eux? Ce n’est pas une critique, mais une interrogation sur toutes les images que nous sommes en train de générer. Est-ce un premier pas vers un futur de l’identité qui sera profondément transformé et où ces images n’auront plus seulement un sens de souvenir ou de valeur médiatique, mais seront plutôt une part de l’identité qu’on peut transformer? »

Si la nature automatique de la machine vise à faciliter la circulation de l’œuvre, elle revêt également un aspect symbolique. « La machine, c’est pas juste un outil pour nous, c’est un être à part entière. On est dans un questionnement identitaire. Est-ce que construire un dispositif peut nous aider à trouver cette réponse? L’outil, conceptuellement parlant, n’est pas capable de nous donner de réponse. Mais si on pense la machine comme un être, on lui délègue des fonctions pensantes et on lui fait confiance pour qu’elle nous donne une part de réponse », explique Lise Deville. Il en résulte un bouleversement du rapport utilisateur-outil qu’on connaît habituellement. « Elle [la machine] est autonome, c’est elle qui prend le contrôle de nos données. Chaque individu l’interprète comme il veut, mais au final, c’est un dialogue entre eux et la machine qui propose une interprétation de nos identités. »

Le dispositif (aka la section des geek ????)

Le dispositif prend la forme d’une structure en tuyaux autour de laquelle se déploie un parcours présentant différents points d’interaction. Une caméra activée par un capteur de mouvement déclenche la génération automatique d’un avatar personnalisé que l’individu découvrira en fin de parcours. Pendant qu’il s’observe dans le miroir (vivant ainsi la première partie de son expérience), le logiciel de détection faciale et de capture d’images codé par les membres du collectif prend une photo de l’individu et l’envoie vers Avatar SDK (un programme développé par itSeez3D, partenaire du projet) qui génère un avatar réaliste de la personne. Celui-ci est transmis à un autre logiciel développé par le collectif dans Touchdesigner qui génère une animation basée sur un déroulement narratif prédéfini (image réaliste → déformation → disparition). Lorsque l’individu approche de la scène finale, un capteur de mouvement indique au logiciel de démarrer l’animation qui est alors rendue en temps réel, permettant à la personne de se voir. Les scènes intermédiaires sont composées d’un mécanisme de miroirs fractionnés activés par des moteurs (non interactif pour le moment) et d’un système de caméras et d’écrans qui renvoie à la personne deux vues de son image numérisée.

La rencontre avec le public

Si le collectif .crp avait déjà présenté une version préalable du parcours à des collègues chercheurs de l’UQAT, c’était la première fois qu’ils le montaient en entier et qu’ils le rendaient accessible au grand public. Pour l’équipe, le mandat était double : tester les fonctionnalités techniques de la machine et observer la réaction des gens face au dispositif.

Selon Lise Deville, l’expérience s’est plutôt bien déroulée. Les gens ont bien compris le parcours et ils se sont majoritairement reconnus dans l’avatar final, ce qui représente un tournant important pour le projet d’un point de vue technique. La majorité des personnes ont été surprises de se voir à la fin, mais l’effet est resté à l’étape de la fascination pour plusieurs qui n’ont pas ressenti d’inconfort face à la réutilisation de leur image. Cet aspect a surpris les créateurs qui s’attendaient à un choc plus important; l’expérience visuelle semble ainsi conforter les individus au point d’effacer la réflexion identitaire, ce qui ouvre la porte à de nombreux questionnements portant sur la ludification à l’ère numérique, et sur l’importance des arts numériques dans la réflexion collective face à ces enjeux. Autre fait intéressant, plusieurs personnes ont eu l’impression que les miroirs mécanisés étaient activés par leur mouvement, ce qui n’était pas le cas. Au-delà de l’aspect anecdotique, cette observation pousse à s’interroger sur le contrôle que nous avons (ou pas) sur nos entités numériques, et sur notre capacité à interpréter les changements qui s’opèrent dans la société. Décidément, les sources d’inspiration pour la discipline ne sont pas près de se tarir.

 

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Le projet pas_encore_evapore était présenté au sous-sol du Petit Théâtre du Vieux Noranda du 24 au 26 octobre dernier. Le collectif .crp est formé de Justignin Brouillat, Lise Deville, Gaston Gougeon et William Magaud, étudiants à la maîtrise en création numérique de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).